Photo : © Je suis parce que nous sommes
Un jeune réalisateur capture la lutte des habitant·e·s contre le dérèglement climatique aux Fidji
Valérie Tilman
Chargée de projets à la FUCID
Dans nos pays, particulièrement depuis un ou deux ans, plus aucun jour ne passe sans que les médias et les déclarations politiques ne mentionnent les impacts toujours plus nombreux des changements climatiques. Cette logorrhée médiatico-politique contraste avec le silence de ces dernières décennies où, excepté à l’occasion des Sommets de la Terre, COP et rapports du GIEC, les alertes lancées par de nombreux scientifiques et associations environnementales étaient reçues dans l’indifférence quasi générale. Nous ne tenterons pas ici d’élucider ce brusque revirement qui mériterait pourtant réflexion… Intéressons-nous plutôt à un de ces impacts : celui de la précarité existentielle de certaines îles et communautés insulaires confrontées à la montée du niveau de la mer. Mettons plus précisément le focus sur la situation des îles Fidji pour en faire apparaître une double lecture : celle, fort répandue sous nos latitudes, qui voit avant tout les communautés de ces îles sous le prisme de leur statut de victimes des changements climatiques, et celle d’un jeune réalisateur dont le dialogue avec certain·e·s habitant·e·s de l’archipel est en passe de donner naissance à un documentaire soutenu par plusieurs associations, dont la FUCID.
Les Fidji sous le prisme de la vulnérabilité
Aux îles Fidji, « le changement climatique noie les villages et les espoirs ». Le vocabulaire mobilisé dans nos médias donne le ton : « en danger », « submergées » par la montée des eaux, « terriblement vulnérables » face aux effets de la crise climatique, ces îles, situées dans l’ouest de l’océan Pacifique sud, qui « se battent pour leur survie » subissent cyclones, glissements de terrain et une élévation du niveau de la mer plus rapide encore que dans d’autres endroits du globe (WMO, 2021), mais aussi les impacts de ces différents phénomènes sur les cultures, les sources, la qualité de l’eau, les maladies… « Représentatives de l’injustice climatique »[1]Les pays pauvres et les individus pauvres sont les plus vulnérables aux impacts du changement climatique, alors que les pays et les individus riches contribuent de façon disproportionnée au changement climatique., elles seraient « l’un des pays les plus touchés, car parmi les plus exposés et les plus vulnérables », tout en étant l’un des pays les moins émetteurs de CO2 au monde (0,006% des émissions mondiales) : « les submersions marines détruisent les logements (…). Les cyclones devraient diminuer en fréquence, mais augmenter en intensité, provoquant des dégâts plus importants. L’acidification des océans, due à l’augmentation de la concentration de CO2, met en péril les récifs coralliens, qui pourraient intégralement disparaître à partir d’un réchauffement de +2°C. Cela menace l’une des sources de subsistance d’une partie de la population, qui se nourrit grâce à la pêche des nombreuses espèces de poissons vivant dans ces écosystèmes fragiles » (Giaccone, 2020).
70% des 900 000 Fidjien·ne·s habitant à moins de 5 km du front de mer, des stratégies d’adaptation telles que la plantation de mangroves, la construction de digues et la relocalisation des populations sont déjà à l’ordre du jour. À terme, des centaines de communes pourraient être concernées. Des dizaines de villages semblent déjà menacés. Mais l’adaptation est laborieuse : des facteurs politiques, financiers, techniques et culturels rendent la tâche particulièrement complexe. Des études relèvent des freins culturels face aux stratégies d’adaptation et le fait que les autorités semblent ne pas toujours tenir compte de l’attachement des Fidjien·ne·s à la terre, à leurs ancêtres, à leur communauté, de leur perception culturelle des changements climatiques, ou encore des systèmes fonciers hérités des institutions coloniales (Giaccone 2020 ; Bertana, 2029 et 2020).
« Je suis parce que nous sommes »
Jeune réalisateur engagé, passé par l’Institut des Arts de Diffusion, détenteur d’un master d’assistant réalisateur et d’un master 1 en cinéma de fiction, c’est en 2017, à la Conférence de la jeunesse organisée à Bonn en parallèle de la COP23, qu’Adrien Berlandi rencontre, aux côtés de la FUCID, la délégation fidjienne organisatrice de la COP23. Il témoigne : « Ce fut une rencontre bouleversante ! Alors que j'étais déjà sensibilisé à l'écologie, j'avais devant moi les premières victimes de cette crise climatique, et je ne connaissais ni leur pays ni leurs problématiques. Une rencontre marquante, indicible qui a fait naître un engagement : mettre en images ces récits, donner une voix, une représentation des États insulaires du Pacifique très peu médiatisés en Occident. Ça a été le point de départ de mon écriture de film ».
« Na noda duavata – Je suis parce que nous sommes », tel est le titre qu’Adrien Berlandi a donné à son documentaire : « Car l’impact de la communauté aux Fidji est fondamental : c’est elle qui donne la foi dans l’avenir, la force ». Mais au-delà des Fidji, précise-t-il, ce « je » renvoie à chacun de nous, et ce « nous » nous rappelle que nous sommes tous et toutes interdépendantes.
À la question : « pourquoi ce film ? », il nous parle de son désir « de dépasser les discours politiques et scientifiques pour remettre au centre de nos préoccupations les vrais visages de cette crise. Raconter de nouveaux imaginaires, de nouvelles voix pour retrouver de l'empathie, moteur du changement ». Il nous confie avoir « appris tellement sur place… Sur ce dérèglement terrible qui est à l’œuvre, sur ce pays et ses habitants, sur moi-même. Leur rapport au monde m’a donné du recul sur mon propre rapport aux choses. Leur manière d’habiter et d’accueillir le monde qui les entoure enrichit notre regard européen sur notre propre environnement, sur notre relation à la nature, considérée chez eux comme un legs et une ressource pour les générations futures. Parler de ces Fidjien·ne·s, partager leurs témoignages, c’est rendre compte d’une autre manière de percevoir ces dérèglements, plus intimement, où la joie de vivre et le rapport à la communauté jouent un rôle essentiel. Ces choses que j’ai ressenties en côtoyant une culture si différente de la nôtre m’ont donné de la distance sur notre monde et la manière de faire société aujourd’hui : c’est ce récit et ce recul que j’ai maintenant envie d’offrir aux spectateurs. Les maux de ces jeunes Fidjien·ne·s nous renvoient directement à notre gestion de cette crise, ici, en Europe : ils donnent du sens et de l’humanité aux combats qui naissent dans nos parlements et assemblées ».
Sur la question de la vulnérabilité des Fidji, Adrien Berlandi tente de dissiper un malentendu : « J’ai abordé mon travail en présentant les Fidji dans leur diversité et leur richesse, et non uniquement comme une victime du dérèglement climatique. Certes, elles en subissent de plein fouet les conséquences, c’est indéniable. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à ce point de vue européocentré. On croit souvent, à tort, que ce statut de victime est partagé par ces pays eux-mêmes, or certains de ces pays, comme les Fidji, tentent de s’extraire de cette vision en centrant davantage leur discours sur la richesse et la conservation de leur culture et de leur héritage. »
Le jeune réalisateur a rencontré les habitants. Revenu avec 60 heures d’images, c’est avec eux qu’il a réalisé ce film, tourné sur une période de trois mois, pour nous faire ressentir cette vision, à la fois pragmatique (les Fidjien·ne·s construisent des digues, ils sont dans l’action), mais aussi spirituelle (ils semblent rester sereins face à l’irréversible), où la force de la communauté, la joie de vivre et la confiance lui sont apparues comme des clés pour l’action. Il en est convaincu : « Il faut faire preuve d'imagination, déconstruire nos manières d'être au monde, nos privilèges, notre rapport au vivant et aux autres. Nous devons changer drastiquement nos manières de faire société ».
« Allier le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté »
C’est cette maxime attribuée à Gramsci[2]Philosophe, écrivain, théoricien politique, membre fondateur du Parti communiste italien, emprisonné par le régime mussolinien de 1926 jusqu’à sa mort. que m’évoque la démarche à l’origine de ce documentaire en phase de finalisation. Car s’il vise à faire rayonner à travers son film la beauté des Fidji et la richesse du rapport au monde des Fidjien·ne·s pour « booster » la mobilisation des jeunes Européen·ne·s quelquefois désenchanté·e·s, à faire « dialoguer deux jeunesses aux quotidiens fondamentalement différents, mais liées par un destin commun », Adrien Berlandi reste conscient de la tragique réalité : le niveau, la température et l’acidification des océans vont continuer de croître. Une dure réalité que les discours confiants en faveur de la « transition écologique/énergétique » ne devraient pas occulter. Car au banc des accusés, derrière le « changement climatique » qui permet de ne pas nommer de coupables, il y a des rapports de forces politiques et économiques qui induisent de nombreux maux auxquels doivent faire face les populations du Sud, comme du Nord d’ailleurs. C’est aussi en cela que l’expérience fidjienne est universalisable. Partout sur la planète, des phénomènes toujours plus nombreux sont liés aux changements climatiques : migrations climatiques, crises de l’eau, etc. Pourtant, ce sont avant tout des facteurs politiques, économiques, culturels et organisationnels et des acteurs réels qui sont responsables de ces crises.
Le film est actuellement en recherche de financements pour clôturer son montage. Pour soutenir le projet, c’est par ici : https://www.helloasso.com/associations/les-films-d-ailleurs
Sortie prévue pour 2024.
Vinaka vaka levu (« merci beaucoup » en fidjien).
Références
↑1 | Les pays pauvres et les individus pauvres sont les plus vulnérables aux impacts du changement climatique, alors que les pays et les individus riches contribuent de façon disproportionnée au changement climatique. |
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↑2 | Philosophe, écrivain, théoricien politique, membre fondateur du Parti communiste italien, emprisonné par le régime mussolinien de 1926 jusqu’à sa mort. |
Bibliographie
- Bertana A., 2019, « Relocation as an Adaptation to Sea-Level Rise: Valuable Lessons from the Narikoso Village Relocation Project in Fiji », Case Studies in the Environment 3(1): 1–7 : https://online.ucpress.edu/cse/article-abstract/3/1/1/108909/Relocation-as-an-Adaptation-to-Sea-Level-Rise?redirectedFrom=fulltext
- Bertana A., 2020, « The Impact of Faith-Based Narratives on Climate Change Adaptation in Narikoso, Fiji”, A journal of social anthropology and comparative sociology, Volume 30 : https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00664677.2020.1812050?journalCode=canf20
- Dossier de presse du documentaire Na Noda Duavata (« Je suis parce que nous sommes »)
- Giaccone L., décembre 2020, « Changement climatique et montée du niveau des mers : cas concret à Narikoso, îles Fidji », BonPote : https://bonpote.com/changement-climatique-et-montee-du-niveau-des-mers-cas-concret-a-narikoso-iles-fidji/
- Nolet E., 2018, « L’homme et la mer aux Yasawa (îles Fidji). Pêche, resorts et conservation de la nature dans un paradis touristique », Revue d’ethnoécologie [En ligne], 14 : https://journals.openedition.org/ethnoecologie/3805#tocto2n1
- World Meteorological Organization, 10/11/21 , « Climate change increases threats in South West Pacific », press release: https://public.wmo.int/en/media/press-release/climate-change-increases-threats-south-west-pacific
L'analyse en PDF
Retrouvez cette analyse dans le FOCUS 2023-2024, la revue de la FUCID, disponible en ligne et en format papier (gratuitement à la demande).
L'analyse est disponible en format PDF téléchargeable en cliquant ici.