Sensibilisation aux violences sexuelles dans le monde : que révèlent les visuels ?
par Anne-Sophie Tirmarche
Chargée de projet à la FUCID
Conformément à l’article 11 de la loi sur la coopération au développement de 2013, la Direction Générale de la Coopération au Développement (DGD) recommande formellement aux ONG, dans leurs volets « Nord » et « Sud », d’adopter une approche genre. C’est ainsi (et vraisemblablement par conviction) que le secteur de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ECMS) s’est saisi de cet enjeu, et l’on assiste depuis quelques années à une multiplication d’initiatives en faveur de l’égalité femmes-hommes dans les projets de sensibilisation, mobilisation et plaidoyer.
Ainsi, les outils pédagogiques, l’un des outils de prédilection de l’ECMS, utilisés en milieu scolaire mais aussi dans l’éducation « non formelle » (via les mouvements de jeunesse ou les maisons de jeunes, par exemple), sont-ils nombreux à aborder les questions des inégalités hommes-femmes en Belgique et dans le monde. Mais dans un contexte marqué par un traitement différencié du sexisme selon l’origine de son auteur – les violences faites aux femmes attirent bien plus l’attention des médias et des politiques lorsqu’elles sont commises par des hommes racisés –, aborder les inégalités femmes-hommes au niveau mondial revient à marcher sur des œufs : comment sensibiliser aux questions de genre sans renforcer des stéréotypes racistes de « l’homme du Sud violent », qui font le lit de l’extrême droite ? Vaste question à laquelle la Fucid consacrera plusieurs publications. Cette analyse se concentre plus spécifiquement sur les illustrations utilisées dans un outil pédagogique consacré au genre pour illustrer comment, dans certains cas, nous, ONG, contribuons parfois malgré nous à ériger une frontière entre « eux » et « nous ».
« La femme du Sud » victime
Si en règle générale les ONG sont soucieuses d’éviter tout misérabilisme (en tout cas en ECMS, car les opérations de récolte de fonds restent à cet égard dans le collimateur des critiques décoloniales), un biais inconscient s’immisce parfois lors de la réalisation de supports de sensibilisation. C’est ce que révèle l’analyse des illustrations présentes dans un outil pédagogique consacré aux violences faites aux femmes dans le monde. Une dizaine de photographies de victimes de violences sexuelles jalonnent le dossier pédagogique : toutes les femmes représentées sont noires. Les femmes blanches sont-elles absentes du dossier ? Non, mais elles apparaissent systématiquement dans la lutte. Certes, quelques photos mettent également en scène des femmes issues de pays dits « du Sud » en train de manifester pour leurs droits, ce qui nuance un peu la binarité du tableau. Mais ce qu’on retient du dossier, c’est une facilité déconcertante à mettre en scène les corps racialisés qui ont été victimes de violence, alors même qu’aucune femme blanche ne subit la même politique de représentation. Est-ce à dire que les femmes blanches échappent aux violences sexuelles ? Non, celles-ci traversent tous les milieux, quelle que soit l’origine ou la classe sociale, et le texte de l’outil le renseigne d’ailleurs fort bien. Alors, pourquoi ce traitement visuel différencié ?
Naissance d’un stéréotype raciste et sexiste…
Si le stéréotype de la femme noire « sauvage sexuelle » est bien connu, il n’est pas toujours historicisé. Comme l’explique la féministe afro-américaine bell hooks,
La désignation de toutes les femmes noires comme des perverses sexuelles, immorales et libertines trouve ses racines dans l’esclavage. Les femmes et les hommes blanc·he·s justifiaient l’exploitation sexuelle des femmes noires en affirmant que ces dernières étaient les initiatrices des relations sexuelles avec les hommes. C’est de cette pensée qu’a émergé le stéréotype des femmes noires comme sauvages sexuelles, et selon la norme sexiste, une non-humaine, une sauvage, ne peut être violée. (Ne suis-je pas une femme ? p. 105)
Ce stéréotype visait ainsi à justifier les rapports de domination racistes-sexistes sous l’esclavage aux Etats-Unis ; la figure de la femme noire sexuellement permissive, libertine, débauchée (soit l’archétype de la « Jezabel »), dédouanait les hommes des accusations de viol. Dans ce contexte, le lien dialogique entre la féminité blanche et la féminité noire est intéressant à souligner : c’est, toujours selon bell hooks, suite à l’exploitation sexuelle en masse des femmes esclaves que dans l’imaginaire collectif la femme blanche pécheresse s’est muée en dame respectable. Même après l’abolition de l’esclavage, la peur panique d’un métissage qui viendrait semer le trouble dans la hiérarchie raciale a poussé les suprémacistes blanc·hes à utiliser le mythe de la femme noire débauchée et de l’homme noir violeur pour décourager les unions interraciales.
Des études portant sur d’autres contextes ont mis en lumière des mécanismes similaires de construction des féminités noire et blanche : la philosophe féministe Elsa Dorlin s’est intéressée à la société plantocratique des Antilles au 18e siècle. Pour développer la culture de la canne à sucre, les colons y importaient de la main-d’oeuvre par le biais du trafic négrier ; les esclaves surpassaient alors largement les colons en nombre. Jusque-là peu présentes dans les colonies, des femmes blanches européennes ont été appelées à la rescousse pour rétablir un équilibre entre les populations libres et serviles. Considérées comme peu recommandables dans leur région d’origine,
ces Européennes, domestiques, servantes, vivandières, journalières, filles mères, prostituées, filles perdues, abandonnées… vont petit à petit devenir de véritables Femmes au teint blanc comme le lait et aux manières des plus recherchées. Les esclaves femelles vont être utilisées pour faire de ces femmes de « vraies » femmes, pour blanchir ces femmes. (p. 156)
S’ensuit le développement d’un discours médical qui stigmatise les femmes noires comme insatiables sexuellement et indignes d’être mères : il s’agit, à nouveau, de justifier l’exploitation sexuelle des esclaves, mais aussi - puisque des grossesses et maternités affectent leur productivité - de leur nier toute aptitude à la parentalité… par opposition aux bonnes mères blanches.
Ainsi, dans ces deux contextes comme dans de nombreux autres cas, la valorisation de la féminité blanche a pour pendant la dévalorisation de la féminité noire. Les deux faces de cette même pièce résultent d’un long processus de domination basée sur le sexe et la « race ».
… Toujours d’actualité
Récemment, le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD) a condamné les propos empreints de colonialisme d’un professeur invité à l’IHECS, au sujet de la sexualité des femmes rwandaises et congolaises. Dans son communiqué, le CMCLD rappelle que
La femme Noire ainsi que sa sexualité ont été chosifiées, faussement « théorisées » pendant des siècles, tant et si bien qu’encore aujourd’hui, les femmes afro-descendantes doivent faire face à des stéréotypes hérités de l’esclavage et de la colonisation encore bien présents dans l’inconscient collectif[1].
Les implications de ce stéréotype à la peau dure sont nombreuses et tragiques : par exemple, aux Etats-Unis, les plaintes formulées par des femmes noires en cas de harcèlement sexuel ou viol sont moins prises en compte que celles de femmes blanches et aboutissent à (encore) moins de condamnations[2]
Qu'en conclure ?
Le traitement différencié des femmes blanches (absentes) et des femmes noires (surreprésentées) victimes de violences sexuelles dans la communication visuelle de l’outil analysé trahit un biais inconscient : cet exemple révèle à quel point nous avons intériorisé des stéréotypes, et comment nous les reproduisons parfois malgré nous, et malgré de bonnes intentions. Le secteur ONG ne véhicule certes pas en tant que tel l’archétype de la Jézabel, femme noire hyper-disponible sexuellement. Mais la facilité déconcertante avec laquelle il représente parfois une femme noire victime de violence sexuelle, alors que la pudeur l’empêche d’en faire autant avec des femmes blanches, est révélateur de l’impact des représentations héritées de l’histoire coloniale. L’oeil occidental semble moins heurté par la représentation de victimes de violences sexuelles quand elle concerne des femmes noires, a fortiori vivant dans des pays lointains… La féminité blanche, dans les politiques de représentation, reste intouchable, même quand le texte décrit les violences sexuelles qu’elle subit elle aussi.
Il y a quelques années, la Fucid diffusait sur le campus les extraits d’un documentaire consacré aux violences sexuelles au Sud Kivu. Dans ce documentaire, en voix off, des femmes blanches européennes lisaient à voix haute les témoignages des femmes congolaises victimes de ces violences. Cette mise en scène semblait vouloir souligner le contraste entre une féminité noire souillée et une féminité blanche pure. Sans nier les horreurs vécues par de nombreuses femmes dans un contexte de guerre (en RDC comme ailleurs, du reste) et sans chercher à comparer des réalités éloignées l’une de l’autre (un viol utilisé comme « arme de guerre » et un viol commis en temps de paix), on notera qu’une telle mise en scène tend à minimiser les violences subies par des femmes plus proches de chez nous, alors même que le nombre de viols par jour en Belgique est estimé à 100[3] et que de nombreuses femmes y sont exploitées sexuellement.
Veillons dès lors, dans nos communications, à déjouer le biais inconscient qui nous pousse parfois à sur-visibiliser certaines victimes de violences et à en invisibiliser d’autres, sous peine de renforcer à la fois des stéréotypes sur « le Sud » et le « mythe de l’égalité déjà-là », comme l’appelle la sociologue Christine Delphy.
[3] https://www.rtbf.be/info/societe/
detail_le-difficile-parcours-des-victimes-de-viol-en-belgique?id=10090160, consulté le 28 mai 2019.