Les migrations Sud-Sud : mettre en lumière leur sous-représentation pour apporter une meilleure réponse aux défis régionaux et mondiaux
Tebkieta Alexandra Tapsoba
Enseignante-Chercheure à l’Institut Supérieur des Sciences de la Population, Université Joseph Ki Zerbo, Ouagadougou, Burkina Faso.
Taper le mot migration dans un moteur de recherche produit, en moins d’une seconde, plus d’un milliard de résultats. Il ne serait une surprise pour personne que la plupart de ces résultats concernent les migrants économiques, qui quittent leur pays d’origine vers des pays développés[1]Il n’existe pas de définition ferme du terme « pays développé », mais il renvoie aux pays classés en haut de la pyramide des PIB par tête les plus élevés. Il s’agit d’un terme fortement relié aux conditions économiques, qui ne sont pas forcément corrélées aux conditions sociales … Continuer de lire en quête d’une meilleure vie. L’image du migrant dans la vision commune serait donc par exemple celle d’un jeune homme du continent africain prêt à tout pour gagner l’Europe en bravant le désert du Sahara et la mer Méditerranée.
Tout en reconnaissant l’existence de ces migrants qui très souvent et malheureusement fuient des conditions économiques, climatiques ou sécuritaires difficiles dans leur pays d’origine, force est de constater que l’attention des médias et de la communauté scientifique est plus tournée vers ce type de migration que l’on pourrait qualifier de migrations Sud-Nord, c’est-à-dire des pays en développement vers les pays développés, que vers les migrations Sud-Sud, c’est-à-dire entre pays en développement. Cependant, selon la Banque Mondiale, la part des émigrés des pays en développement qui migrent vers d’autres pays en développement serait à certains endroits plus grande que la part des émigrés se dirigeant vers les pays développés (World Bank Group, 2019). Ainsi, les migrations intra-régionales sont estimées à 70% dans la région d’Afrique subsaharienne, 28% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, 23% en Asie du Sud et 9% en Amérique latine et Caraïbes (Idem).
Tout comme les migrations vers les pays développés, les migrations entre pays en développement peuvent s’expliquer par des différentiels économiques entre les pays d’origine et les pays de destination. On peut également associer à ces raisons celles liées à la proximité géographique et culturelle des pays, ainsi que les réseaux de connaissances dont disposent les candidats à la migration.
Les raisons multiples de la migration Sud-Sud
En ce qui concerne la proximité géographique, Ratha et Shaw[2]Dilip Ratha est économiste à la banque mondiale, responsable du KNOMAD (Global Knowledge Partnership on Migration and Development). William Shaw est consultant à la Banque Mondiale. (2007) faisaient remarquer que 80% des migrations Sud-Sud s’effectuent entre des pays qui partagent les mêmes frontières. Ce qui peut s’expliquer par le coût du transport entre les pays qui est moindre. De plus, la documentation nécessaire à la circulation des personnes peut être facilitée. En Afrique de l’Ouest par exemple, les conventions de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO)[3]La CEDEAO est constituée des pays suivants : Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo. s’articulent autour d’une libre circulation des biens et des personnes. Les ressortissants de la zone communautaire se déplacent ainsi librement entre les pays membres avec une simple pièce d’identité. La proximité ethnique, religieuse ou culturelle, surtout dans les pays africains, est elle aussi une explication des forts mouvements entre pays. Dans le cas du Burkina Faso et de la Côte d’Ivoire qui sont des pays voisins, 61.1% des migrants burkinabè résident en Côte d’Ivoire (INSD, 2022). En plus de partager des frontières terrestres, le nord de la Côte d’Ivoire et le sud du Burkina Faso partagent des cultures et coutumes presque identiques. Cela est dû au fait que, de l’un ou de l’autre côté de la frontière, se trouvent les mêmes groupes ethniques, qui n’ont de différence que la nationalité qu’ils portent. On retrouvera ainsi l’ethnie Lobi dans le sud du Burkina Faso et le nord de la Côte d’Ivoire. Les deux pays partagent également une histoire coloniale commune, marquée par des réaménagements de frontières qui ont contribué à accentuer la migration des travailleurs burkinabè vers la Côte d’Ivoire (Piche, 2015). En effet, alors colonie de la Haute Volta, le Burkina Faso était considéré par les autorités de la métropole française comme trop peuplé au regard des conditions climatiques hostiles du pays. Le besoin de main-d’œuvre dans la colonie plus fertile de Côte d’Ivoire a amené à un démantèlement de la Haute Volta d’alors en 1932. Les trois quarts du pays ont donc été rattachés à la Côte d’Ivoire dans le but de stimuler un mouvement de la main-d’œuvre Burkinabè vers la Côte d’Ivoire. Dans la même lignée, en ce qui concerne les réseaux de connaissances, le rôle des diasporas et des premiers émigrés dans les pays de destination est fondamental dans certains cas car il réduit les coûts de l’information pour les nouveaux arrivants. Les décisions de migrer et les lieux de migrations eux-mêmes sont facilités par les réseaux de connaissances, les amis ou même la famille déjà présente dans le pays de destination (Meda, 2022).
Sur le plan économique, les migrants en quête de meilleures conditions économiques peuvent se diriger vers des pays mieux nantis que les leurs. On pourra constater par exemple une forte émigration des pays à bas revenus vers les pays à revenus intermédiaires (Ratha & Shaw, 2007a). Ainsi, en Amérique latine, on observe des migrations entre le Chili et l’Argentine, la Bolivie et le Venezuela, ou le Pérou et le Paraguay (Idem). Sur le continent africain, il faut noter que l’Afrique du Sud possède une attraction particulière pour ses pays voisins tels que le Lesotho, le Mozambique ou la Namibie, mais également pour les pays lointains comme l’Éthiopie. En effet, les jeunes hommes originaires des régions sud de l’Éthiopie comme Hadiya et Kambata dominent la migration éthiopienne vers l’Afrique du Sud (Estifanos & Freeman, 2022). Dans les Caraïbes, on constatera une émigration de l’île d’Haïti vers le Brésil. Les raisons de cette migration sont multiples étant donné le contexte climatique et sécuritaire du pays, mais les raisons économiques existent également. En effet, après le tremblement de terre de 2010, le Brésil est devenu la principale destination des migrants haïtiens. Cette migration a été facilitée par la croissance économique du Brésil, mais également par la forte demande de main-d’œuvre lors des jeux olympiques organisés par le pays à l’été 2016 (Herns, 2020). Sur le continent asiatique, on peut citer l’exemple de la migration de travailleurs népalais vers la Malaisie. Dans le cas spécifique de cette migration, des agences de recrutement et de placement existent et facilitent la migration des travailleurs migrants vers ce pays d’Asie du Sud attractif économiquement (Kunwar, 2020). Ces migrations pour raisons économiques engendrent des retombées financières mais également non financières importantes pour les pays d’origine.
Les retombées matérielles et immatérielles de la migration entre pays du Sud
La migration entre pays du Sud est source de retombées inestimables. En effet, elle conduit à des transferts financiers et non financiers pour les pays d’origine. En ce qui concerne les transferts financiers qui consistent en des envois d’argent d’un expéditeur à un destinataire dans un autre pays, il faut noter qu’il n’existe pas (en l’état actuel de nos connaissances) de données désagrégées pouvant permettre de quantifier de manière précise les montants transférés entre pays du Sud[4]Cela est attribuable à des questions de disponibilités de données fiables (Ratha & Shaw, 2007b).. Sur la base d’estimations, la Banque mondiale montrait malgré tout que la part des transferts de migrants entre pays du Sud était de 34%, pourcentage très proche des transferts allant des pays du Nord vers les pays du Sud avec une part de 37% (World Bank, 2016). Paradoxalement, on note que malgré l’importance de ces transferts, envoyer de l’argent d’un pays du Sud vers un autre pays du Sud coûte plus cher que d’envoyer de l’argent d’un pays développé vers un pays du Sud. En effet, les coûts de transferts les plus élevés se trouvent dans les couloirs de migrations Sud-Sud[5]Cela peut s’expliquer par la faible concurrence entre les organismes de transferts présents dans les pays en développement, qui sont pour le moment, encore en faible nombre !. Par exemple, envoyer de l’argent de l’Afrique du Sud vers la Zambie coûterait 19% de la somme, 17.4% vers le Botswana, 16.6% vers l’Angola, ou encore 16.3% vers le Mozambique (Idem). Comparativement, envoyer de l’argent des Émirats Arabes Unies vers le Népal couterait 0.6% de la somme d’argent transférée, de Singapour au Bangladesh 1.9% ou encore 1.1% de la Russie vers l’Azerbaïdjan (Idem). Ces coûts de transferts élevés pour les pays en développement, notamment ceux africains, ont entre autres conduit à l’établissement de l’objectif 10 des objectifs du développement durable qui vise à la réduction des inégalités entre et au sein des pays. Sa cible 10.c vise à « D’ici 2030, faire baisser au-dessous de 3% les coûts de transaction des envois de fonds effectués par les migrants et éliminer les couloirs de transfert de fonds dont les coûts sont supérieurs à 5% » (UN, 2022). Il convient toutefois de souligner que le développement du « mobile banking », participe à réduire les coûts de transactions pour les pays qui partagent les mêmes réseaux téléphoniques. Pour certains pays d’Afrique francophones par exemple, ces frais peuvent descendre jusqu’à 1% de la somme envoyée. Il faut également noter que la littérature scientifique a largement prouvé l’effet bénéfique de ces transferts pour lutter contre la pauvreté, l’insécurité alimentaire, les chocs climatiques ou la déscolarisation dans les pays d’origine des migrants. Une pratique courante dans le domaine de la recherche sur les transferts consiste à comparer ces fonds à l’aide publique au développement et aux investissements directs étrangers. La Banque mondiale souligne ainsi qu’aujourd’hui, les transferts de fonds de migrants excèdent aussi bien l’aide publique au développement que les investissements directs étrangers[6]Investissements des entreprises dans d’autres pays par exemple. dans les pays à revenus faibles et intermédiaires (World Bank Group / KNOMAD, 2019). Dans le cas de la récente pandémie de coronavirus, par exemple, Tapsoba (2022) a montré que les transferts de fonds envoyés par les migrants Burkinabè résidant en Côte d’Ivoire à leurs familles d’origine au Burkina Faso ont permis à ces dernières de ne pas subir les effets néfastes du ralentissement économique causé par la pandémie.
En dehors de l’aspect financier, les apports immatériels de la migration entre pays du Sud doivent être également soulignés. Les diasporas dans les pays de destination apportent leur expertise, leur savoir-faire, leur carnet d’adresses de potentiels investisseurs et leur ouverture d’esprit dans leurs pays d’origine, ce qui est bénéfique au développement de celui-ci (World Bank Group, 2019). Ces derniers peuvent ainsi compter sur un meilleur engouement de la diaspora à l’investissement à cause de l’attachement émotionnel au pays d’origine (Nielsen & Riddle, 2007). Tout comme la migration en général, les investissements des diasporas (partage de connaissances, investissements directs ou groupés) sont bien documentés pour les migrations Sud-Nord, mais pas pour les migrations Sud-Sud. Les investissements immatériels des migrants du Sud vers leur pays d’origine existent cependant et sont en train d’être mieux documentés. Par exemple, Feyissa (2022) a montré que les migrants éthiopiens en Afrique du Sud contribuent au développement de leur pays d’origine en investissant dans le domaine de l’immobilier ou dans d’autres projets de développement.
Conclusion
Nous avons pu voir dans les lignes précédentes que les migrations Sud-Nord sont sur-représentées et sur-étudiées par les médias et le monde académique malgré leur part moins importante que les migrations Sud-Sud dans les migrations totales. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières étant donnée la diversité des pays développés et de leurs histoires propres qu’ils partagent avec les pays en développement, notamment leur passé colonial pour certains d’entre eux. Cette surreprésentation des migrations Sud-Nord entraîne entre autres des financements de projets de développement visant à réduire le nombre de candidats à la migration vers les pays du Nord qui n’ont pas l’effet escompté. En effet, plusieurs études ont montré que ces projets n’ont souvent aucun effet au mieux, ou l’effet contraire au pire (Marcoux, 1990). On peut également noter, dans les pays développés, une montée en puissance des actes discriminatoires à l’endroit de migrants.
Il conviendrait donc de mieux analyser le contexte de la migration mondiale, aussi bien dans les pays de destination que dans les pays de départ. Il n’est pas vrai aujourd’hui, au regard des données, de dire par exemple que la majorité des migrants africains se dirigent vers l’Europe. Cela serait mal poser le diagnostic et la réponse apportée n’en serait qu’erronée. Ce qui implique la nécessité d’une dynamisation de la recherche sur la migration entre pays du Sud pour mieux être en mesure de faire face aux défis économiques et sociaux mondiaux actuels.
Références
↑1 | Il n’existe pas de définition ferme du terme « pays développé », mais il renvoie aux pays classés en haut de la pyramide des PIB par tête les plus élevés. Il s’agit d’un terme fortement relié aux conditions économiques, qui ne sont pas forcément corrélées aux conditions sociales notamment inégalitaires. |
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↑2 | Dilip Ratha est économiste à la banque mondiale, responsable du KNOMAD (Global Knowledge Partnership on Migration and Development). William Shaw est consultant à la Banque Mondiale. |
↑3 | La CEDEAO est constituée des pays suivants : Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo. |
↑4 | Cela est attribuable à des questions de disponibilités de données fiables (Ratha & Shaw, 2007b). |
↑5 | Cela peut s’expliquer par la faible concurrence entre les organismes de transferts présents dans les pays en développement, qui sont pour le moment, encore en faible nombre ! |
↑6 | Investissements des entreprises dans d’autres pays par exemple. |
Bibliographie
- Estifanos, Y. S., & Freeman, L. E. B. (2022). Shifts in the Trend and Nature of Migration in the Ethiopia-South Africa Migration Corridor. Zanj: The Journal of Critical Global South Studies. https://doi.org/10.13169/zanjglobsoutstud.5.1.0006
- Feyissa, D. (2022). Beyond Economics: The role of socio-political factors in Hadiya migration to South-Africa. Zanj: The Journal of Critical Global South Studies, 35‑58.
- Gelb, S., Kalantaryan, S., Mcmahon, S., & Perez, F. M. (2021, juin 15). Diaspora finance for development : From remittances to investment. JRC Publications Repository. https://doi.org/10.2760/034446
- Herns, L. (2020). Haiti—Brazil. MIDEQ - Migration for Diversity and Equality. https://www.mideq.org
- INSD. (2022). 5e RGPH: Cinquième recensement général de la population et de l’habitation du Burkina Faso : Synthèse des résultats définitifs.
- Kunwar, K. (2020). Diversifying the roles of recruitment agencies for post-pandemic livelihoods in Nepal. MIDEQ - Migration for Diversity and Equality. https://www.mideq.org
- Marcoux, R. (1990). Caractéristiques villageoises et rétention des populations : Le cas de la vallée du fleuve Sénégal. Labour, capital and Society, 1, 100‑133.
- Meda, M. M. (2022). Migration et pauvreté au Burkina Faso : Des réalités complexes à la dynamique des rapports. Revue internationale Donni, 337‑350.
- Nielsen, T. M., & Riddle, L. (2007). Why Diasporas Invest in the Homeland : A Conceptual Model of Motivation (SSRN Scholarly Paper No 987725). https://doi.org/10.2139/ssrn.987725
- Piche, V. (2015). Entre le mil et le franc : Un siècle de migrations circulaires en Afrique de l’ouest. Pr De L’Univ Du Québec.
- Ratha, D., & Shaw, W. (2007a). Causes of South-South migration and its socioeconomic effects. Migration Policy.
- Ratha, D., & Shaw, W. (2007b). South-South Migration and Remittances. World Bank Working Paper, 102.Tapsoba, T. A. (2022). Remittances and households’ livelihood in the context of Covid-19 : Evidence from Burkina Faso. Journal of International Development, 34(4), 737‑753. https://doi.org/10.1002/jid.3597
- UN. (2022, décembre 27). ODD10—Réduire les inégalités entre les pays et en leur sein. L’Agenda 2030 en France. https://www.agenda-2030.fr/17-objectifs-de-developpement-durable/article/odd10-reduire-les-inegalites-entre-les-pays-et-en-leur-sein
- World Bank. (2016). Migration and remittances factbook 2016. Third edition.
- World Bank Group. (2019). Leveraging economic migration for development. A briefing for the World Bank board. https://www.knomad.org/sites/default/files/2019-08/World%20Bank%20Board%20Briefing%20Paper-LEVERAGING%20ECONOMIC%20MIGRATION%20FOR%20DEVELOPMENT_0.pdf
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