Photo : © Code Rouge, Johanna de Tessières

Face à l’urgence climatique, le choix de la désobéissance

Alix Buron
Chargée de projets à la FUCID

Blocage d’autoroutes ou d’usines d’énergie fossile, banderoles géantes affichées sur des bâtiments industriels ou des institutions européennes, interruptions d’événements publics, voire jets de liquides sur des vitres d’œuvres d’art… toutes ces actions, plus ou moins acceptées ou décriées, souvent très médiatisées, relèvent du même mode d’action militant : la désobéissance civile, c’est-à-dire la transgression de certaines lois afin de mettre en lumière une injustice, créer un coup d’éclat et lancer un débat public sur des thématiques vitales, mais trop peu discutées. Aujourd’hui, c’est la justice climatique qui se trouve au cœur de ces actions.

Quelles sont les stratégies derrière ces modes d’engagement ? Comment s’organise une action de désobéissance civile ? Quels sont les risques encourus par les désobéissants et désobéissantes ? Pinson, activiste désobéissant Code Rouge et Antoine Collard, porte-parole de Greenpeace Belgique, lèvent une partie du voile.

Pinson est activiste Code Rouge, un mouvement de désobéissance civile de masse, agglomérat spontané de différentes organisations et activistes belges qui convergent toutes vers un même but : la fin de l’ère fossile et la construction d’un avenir durable et socialement juste. Le truc de Code Rouge : le blocage de sites dédiés au capitalisme fossile, comme des usines de raffinage ou des aéroports de jets privés, et ce depuis 2022. Pinson, c’est bien un nom de code : participer à une action Code Rouge implique en effet d’enfreindre un certain nombre de lois et donc de prendre des précautions. Pénétrer au sein d’une propriété privée, découper un grillage, bloquer une activité économique ou encore la circulation… tout cela relève en effet d’actions punies par la loi.

Outre Code Rouge, des collectifs comme Extinction Rebellion, des colleuses féministes comme la Fronde, des groupes anti-pubs ou des organisations plus historiques, comme Greenpeace, utilisent également le mode de la désobéissance civile. Pour Greenpeace, organisation environnementale internationale née dans les années 1970, la désobéissance civile a en effet jalonné son existence. Outre ses nombreuses actions légales, telles des pétitions, mobilisations, dialogue avec les institutions, elle considère que la désobéissance civile peut être un levier pertinent face à l’urgence climatique. Comme l’explique Antoine Collard, porte-parole de Greenpeace Belgique : « Dans l’histoire de l’humanité, on a vu et constaté qu’il fallait parfois aller plus loin pour s’opposer à l’injustice, marquer les esprits pour susciter une prise de conscience globale sur la situation et faire pression sur ceux qui détiennent le pouvoir. On a l’exemple de Rosa Parks aux États-Unis, qui a refusé d’obéir aux lois ségrégationnistes qui visaient les Noirs-Américains, mais aussi de Greta Thunberg, qui a lancé les grèves scolaires pour le climat. C’est une façon d’exercer sa liberté d’expression au sein d’une démocratie. » Des actions récentes de Greenpeace Belgique ont ainsi pu dénoncer les lobbies de l’agro-industrie via des collages sauvages dans des instances de partis politiques, se joindre aux occupations de Code Rouge ou encore bloquer les infrastructures de transport de gaz de Fluxys à Zeebrugge. « Nous voulions dénoncer le fait que, ces dernières années, suite à la guerre en Ukraine et la crise énergétique, le lobby du gaz en Europe a surfé sur la peur de la pénurie d’énergie pour développer de nouvelles infrastructures », explique Antoine Collard. « Le gaz est une énergie fossile qui a énormément de conséquences néfastes sur le climat, l’environnement, la santé des populations qui entourent les gisements, et pourtant on continue de créer de nouvelles infrastructures, on entretient un système de dépendance pour encore des décennies, alors qu’il est urgent d’en sortir. »

Une résistance de masse

Ces actions de désobéissance civile, elles peuvent être menées par une dizaine de personnes, ou des centaines – comme lorsque 600 militant·e·s ont bloqué le site logistique du géant chinois de l’e-commerce Alibaba à l’aéroport de Liège fin 2023. C’est bien le principe de la désobéissance civile de masse promue par Code Rouge. « Qui dit ‘‘masse’’ dit que cela doit absolument être accessible à tous et toutes. On y veille », explique Pinson. « Il y a une culture de l’inclusivité et de la non-violence. En effet, si on passe d’actions légales à de la désobéissance civile, on doit le faire avec prudence pour ne pas mettre en danger les participant·e·s. Si on veut faire masse, on doit créer un cadre sécurisant où tout le monde se sent à sa place. »

Ainsi, avant toute participation à une action Code Rouge ou Greenpeace, les personnes sont formées pour connaître leurs droits, les risques légaux, la façon de faire face à la police, de gérer une éventuelle arrestation, etc. De même, l’action est réfléchie pour minimiser le plus possible les risques judiciaires, tout en faisant en sorte qu’elle soit suffisamment impactante.

Pendant l’action, il s’agit aussi d’être en dialogue avec la police, d’offrir des soutiens juridiques ou plus psychologiques aux militant·e·s sur place, de créer un cadre sécurisé, notamment en prenant en compte les discriminations que certaines personnes peuvent déjà subir au quotidien. « On est conscients que les personnes non-blanches ou LGTBQIA+, par exemple, ont un risque plus grand de subir des intimidations, des discriminations », explique Antoine Collard. « On va en tenir compte dans la préparation de l’action, par exemple en faisant en sorte que les personnes racisées ne soient jamais seules dans des espaces de confrontation avec la police. » Malgré tout, participer à ce genre d’actions peut rester inimaginable pour des personnes précarisées ou non-blanches, notamment à cause de leur expérience passée avec la police. « Par rapport à ça, la désobéissance est un luxe qu’on peut se permettre », constate Pinson,  « alors, d’une certaine manière, on use de nos privilèges pour questionner le pouvoir. » De même, Pinson évoque le risque qui peut être pris par des personnes sans papier, ou encore des personnes plus connues médiatiquement, qui vont plutôt tenir un rôle un peu à l’écart de l’action principale. Il existe en effet de nombreuses façons de participer à une action de désobéissance civile (dans l’équipe « soins », l’équipe en dialogue avec la police, la gestion logistique, l’observation légale, etc.), ce qui permet à chacun·e de participer avec le niveau de risque qui lui convient.

Créer un cadre sécurisant pour les participant·e·s, c’est aussi considérer leurs besoins particuliers durant la préparation de l’action (les personnes plus âgées, handicapées ou neuro-atypiques peuvent avoir besoin d’espaces spécifiques, par exemple), veiller à être sans cesse à l’écoute et organiser des sessions après l’action pour écouter les ressentis de chacun·e. « Le niveau de bienveillance permet à chacun et chacune de prendre des risques », considère Pinson. « On voit des gens qui se révèlent, qui déploient leurs ailes. »

Tout au long du processus, la notion de liberté est, elle aussi, primordiale : agir en conscience par rapport aux risques, choisir le rôle que l’on veut mener durant l’action, pouvoir partir à tout moment, mais aussi pouvoir prendre des initiatives dans l’intérêt du consensus de base. Pinson se souvient ainsi de l’action de blocage de la future centrale au gaz d’Engie à Flémalle en 2023 : « Nous avions prévu de rester cinq jours, la police le savait et a essayé de bloquer l’approvisionnement de nourriture. Heureusement, dans ce genre d’actions de masse, on se retrouve avec des gens pleins d’imagination, de bonne volonté et de différents savoir-faire. On était au bord de la Meuse : le repas suivant est arrivé en kayak. Après, un bateau de police a commencé à patrouiller aux heures de repas. On a trouvé d’autres solutions. Même le village d’Engis nous a aidés. Le vendredi, où il faisait très chaud, les voisins et voisines se sont organisées pour nous apporter, comme par magie, 200 crèmes glacées ! »

Pointer les véritables criminels

Malgré l’improvisation parfois nécessaire sur place, les actions sont en vérité préparées pendant des mois en amont et avec beaucoup de rigueur, entre relations avec la presse, mobilisation et formation des militant·e·s, organisation logistique, etc. La gestion de l’image, notamment, est déterminante : il est important que l’action soit médiatisée, mais surtout que ce soit le bon message qui passe. Si Pinson et Antoine Collard ont le sentiment que les relations avec les médias belges sont bonnes, que leurs actions sont médiatisées et que les journalistes font leur travail avec honnêteté,  Antoine Collard admet qu’il ressent parfois une certaine frustration  : « Par exemple, quand certains médias se concentrent sur des choses qui nous paraissent anecdotiques lors des actions, comme des dégâts matériels mineurs, par rapport au pourquoi de ces actions, la réalité qu’on dénonce, ce qui est bien plus grave et important. De manière générale, nous continuerons toujours à nous battre pour que les enjeux de justice climatique, environnementale et sociale soient toujours plus et mieux relayés par les médias. »

« Lorsque les activistes sont criminalisés, on recherche toujours à mettre les choses en perspective : est-ce que les activistes qui grimpent sur les grues de Fluxys sont des criminels, ou est-ce que les criminels sont plutôt les dirigeants de Fluxys, qui font tout pour que l’Europe reste dépendante aux énergies fossiles, tout en mettant en danger l’environnement et la santé des personnes ? »

La couverture médiatique est d’autant plus importante que la répression policière et judiciaire s’accentue en Europe. Antoine Collard évoque notamment la condamnation récente de cinq militant·e·s de « Just Stop Oil » à des peines de quatre à cinq ans de prison ferme en Grande-Bretagne, pour avoir participé à une réunion en ligne afin d’organiser une action de désobéissance civile (le blocage d’une autoroute). De même, des activistes allemand·e·s sont resté·e·s trente jours en détention préventive pour avoir bloqué une rue de Munich. En France, la répression policière a été particulièrement violente face aux manifestations contre des méga bassines[1]Des réserves d’eau gigantesques censées permettre de faire face aux sécheresses, mais qui accentuent la pression sur les ressources en eau et favorisent son accaparement en faveur d’un modèle agro-industriel non-adapté au dérèglement climatique. à Sainte-Soline. Une situation suffisamment inquiétante pour que le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur les Défenseurs de l'Environnement tire la sonnette d’alarme dans un rapport publié en février 2024[2]Pour découvrir le rapport : https://unece.org/sites/default/files/2024-02/UNSR_EnvDefenders_Aarhus_Position_Paper_Civil_Disobedience_FR_1.pdf.

Dans notre pays, heureusement, la situation est actuellement plus apaisée. « En Belgique, les condamnations dans le cadre des actions de Greenpeace sont extrêmement rares », indique Antoine Collard. « Il y a juste deux affaires ces dernières années qui ont abouti à des verdicts où les activistes ont été jugés coupables, mais sans que cela ne soit assorti de peine ou d’un casier judiciaire. » Des activistes qui ont été accompagné·e·s par des avocats rémunérés par Greenpeace, afin d’opposer aux infractions mineures reprochées aux militant·e·s des arguments se basant sur l’importance de la liberté d’expression, mais aussi la gravité des faits commis par les entreprises et institutions dénoncées par ces activistes. « Dans le cas de Fluxys, il était reproché aux activistes l’intrusion dans une infrastructure critique (il y avait des substances dangereuses, explosives), avec comme circonstance aggravante le fait d’être en groupe – les lois qui visent la grande criminalité parlent de bande organisée », explique le porte-parole de Greenpeace Belgique. « Mais lorsque les activistes sont criminalisés, on recherche toujours à mettre les choses en perspective : est-ce que les activistes qui grimpent sur les grues de Fluxys sont des criminels, ou est-ce que les criminels sont plutôt les dirigeants de Fluxys, qui font tout pour que l’Europe reste dépendante aux énergies fossiles, tout en mettant en danger l’environnement et la santé des personnes ? La désobéissance civile reste malheureusement nécessaire car, en face, il se passe des choses extrêmement graves. »

Et si les condamnations restent rares en Belgique, cela n’a pas empêché un projet (avorté) de loi « anticasseurs » en 2023, qui aurait permis de criminaliser les manifestant·e·s sans distinction. De même, la loi consacrée à « l’atteinte méchante à l’autorité de l’État », ajoutée en février 2024 au Code pénal, fait craindre, grâce à son champ d’application très large, une porte ouverte à la criminalisation des désobéissants civils. « Ces manœuvres tendent à décourager les gens qui voudraient exprimer leur opposition à des choses qu’ils trouvent graves, mais n’oseraient plus aller manifester dans la rue », perçoit Antoine Collard. « Cette intimidation, on estime qu’elle n’est pas du tout saine dans une démocratie, elle nous fait peur. »

Malgré les risques, beaucoup d’activistes poursuivent la désobéissance, la résistance, pour « transformer une indignation, quelque chose qui bouillonne en nous face à l’injustice en actions qu’on espère impactantes », lance Antoine Collard. Pour Pinson, également, c’est bien ce besoin qui prime, de même que la capacité de ce type d’actions de donner du pouvoir aux gens qui s’y engagent : « Code Rouge, c’est un moment de communion où on participe à quelque chose de plus grand que soi. On est emmenés, avec des gens qu’on ne connaît pas, vers un objectif qu’on ne connaît pas (pour éviter les fuites, le lieu de l’action n’est révélé qu’au dernier moment). Il faut vraiment être fou pour faire un truc pareil ! Mais, quand on se rend compte qu’on est entourés de fous et folles, de gens extraordinaires qui vont faire quelque chose de plus grand qu’eux, qui ont toujours obéi, mais qui se sont sentis puissants dans l’action, c’est très fort. »

 

Tu as envie de désobéir ?

S’il y a de nombreuses façons de s’engager pour la justice climatique et environnementale, il se peut que tu sois tenaillé·e par l’envie de te lancer dans la désobéissance civile. Le mieux, c’est de commencer par te renseigner sur ce qu’est la désobéissance civile et te rendre à des formations pour bien comprendre de quoi il s’agit – sans obligation d’aller plus loin. Greenpeace Belgique organise des week-ends de formation à la désobéissance civile. De même, Code Rouge organise des info-sessions, puis des formations, en amont de ses actions (à savoir que sa prochaine action aura lieu du 24 au 28 octobre  2024 ! Par ici pour en savoir plus : https://code-rouge.be/). D’autres organisations comme Extinction Rebellion tiennent également des info-sessions. Les infos sont à trouver sur leur site internet ou leurs réseaux sociaux ! À toi de voir, après, si tu te sens à l’aise pour participer, ou si tu préfères le champ des actions légales. Dans tous les cas, l’engagement est un continuum où chacun·e doit aller à son rythme et trouver le type d’actions qui lui convient : sois bienveillant·e avec toi et avec les autres. « On ne se jette pas à l’eau sans apprendre à nager », conseille Pinson, « ce qui compte c’est de le faire quand on le sent, comme on le sent, de se respecter soi-même et de respecter les autres. »

Références

Références
1 Des réserves d’eau gigantesques censées permettre de faire face aux sécheresses, mais qui accentuent la pression sur les ressources en eau et favorisent son accaparement en faveur d’un modèle agro-industriel non-adapté au dérèglement climatique.
2 Pour découvrir le rapport : https://unece.org/sites/default/files/2024-02/UNSR_EnvDefenders_Aarhus_Position_Paper_Civil_Disobedience_FR_1.pdf

L'analyse en PDF

L'analyse est disponible en format PDF téléchargeable en cliquant ici.
Cet article est un avant-goût du prochain FOCUS de la FUCID, qui se consacrera à la question des inégalités face aux droits humains (sortie en automne 2024).