Donner du sens à l’engagement - Expérience d’un marrainage avec des femmes demandeuses d’asile

par Astrid Modera
Assistante/doctorante au Département de Sciences, Philosophies et Sociétés à l’UNamur et bénévole FUCID

La problématique migratoire fait naître des situations multiples d’interculturalité. Les rencontres sont diverses, variées et uniques. Celle qui va nous intéresser ici s’inscrit dans le projet « marrainage » co-organisé par la FUCID et le centre d’accueil Pierre Bleue d’Yvoir. Le but du projet, centré sur les femmes, est de mettre en relation des femmes demandeuses d’asile et des femmes extérieures au centre. L’analyse qui suit se base principalement sur un témoignage, celui de mon expérience dans le projet. J’ai eu l’occasion d’entrer dans le projet depuis le début et de m’y investir selon mes capacités. A partir de cette expérience, plusieurs réflexions critiques vont être abordées. Cette analyse se veut d’un départ pragmatique mais d’une portée globale, à laquelle les lecteurs·trices qui n’ont pas vécu l’expérience pourront, je l’espère, s’attacher.

1. Mon histoire dans le projet

Quand le projet a commencé, au mois de février 2019, cela faisait quelque temps que je cherchais à m’engager dans une activité créatrice de sens, au-delà du travail, de la rémunération et de l’obligation. Je cherchais à avoir, d’une façon ou d’une autre, à une échelle quelconque, une action réelle, sensée et purement gratuite. J’adore mon boulot (assistante-doctorante en philosophie) mais il me manquait le côté réalisation, action de sens au-delà des idées et surtout, un contact avec l’extérieur, en dehors du monde privilégié qu’est l’université. Dès les premières explications et réunions autour du projet, je sentais naître en moi une impression qui avait la valeur d’une évidence : c’est ça que je veux faire, là, maintenant, c’est ça qui a du sens. 

La problématique migratoire n’avait dépassé, chez moi, le seuil du fait d’actualité que depuis peu. Je commençais, grâce à diverses rencontres, à me poser des questions beaucoup plus profondes et à saisir l’urgence d’une action, collective mais avant tout personnelle, face à la situation. Plus j’apprenais, des expériences vécues par certaines personnes ayant travaillé dans des centres d’accueil, une vision de la réalité du terrain, plus cette situation me scandalisait. Plus je comprenais également en quoi certaines politiques mises en place sont injustes et révoltantes. Il était temps, pour moi, de dépasser le discours et de mettre ses idées en action, d’une façon ou d’une autre. Je ne suis pas très à l’aise avec les manifestations ou les actions coup-de-poing, je ne cherchais pas à convaincre l’opinion publique, mais à m’investir personnellement, discrètement, dans un projet qui me parle et dont je pourrais parler autour de moi, à mon échelle. Cela tient à une conviction de plus en plus forte chez moi, selon laquelle une action d’investissement, qui pourra avoir valeur d’exemple, a plus de poids qu’un discours, aussi bien écrit soit-il.

L’autre caractéristique du projet, la féministe, rencontrait par contre un écho retentissant dans mon esprit. J’étais déjà plus en avance dans mes réflexions sur les inégalités et injustices liées au genre, que sur la situation migratoire. Le fait que le projet se fasse entre femmes et s’inscrive dans une réflexion sur le genre fut une raison suffisante par elle-même, même si non nécessaire, puisque j’étais déjà décidée, à mon engagement. L’intersection entre problématiques de genre et de migration constitue le cœur du projet, sa spécificité et l’élément qui enracine sa nécessité et son actualité. Se retrouver entre femmes, parler de nos expériences, de nos vies, être ensemble, discuter et se questionner sur les injustices de genre dans une situation de migration était pertinent, crucial, captivant et inspirant. Les soirées de séances d’information et d’intervision ainsi que les moments en tandem, deux points que je vais développer ci-dessous, représentaient la réalisation effective des idées théoriques qui m’étaient plus ou moins familières, mais elles ont également été le lieu d’apparition de nouvelles situations théorisables que je n’avais jamais rencontrées et dès lors, d’échanges de savoirs très riches.

2. Séances d’information et intervisions

Les séances d’information proposées par la FUCID et le centre de la Croix Rouge Pierre Bleue d’Yvoir ont permis d’entrer dans la relation avec une quantité d’informations utiles au développement de celle-ci. Avant de rencontrer les femmes du centre, nous avons eu une soirée portant sur les violences de genre dans un cadre migratoire et, plus tard, sur le parcours de demande d’asile (ou demande de protection internationale). Ces moments qui étaient avant tout des moments d’information et d’échanges, entre femmes désireuses de s’impliquer, étaient formateurs à plus d’un titre. Tout d’abord, ils ont permis, ce qui est évidemment leur but premier, de nous informer d’une réalité dont nous étions, à divers niveaux, plus ou moins éloignées. Nous avons pu tenter de comprendre, grâce aux formatrices de la Croix Rouge, les multiples difficultés que représente la situation intersectionnelle de femmes en migration. Quels que puissent être leur pays et situation d’origine, les embûches du parcours sont doublées de celles d’être des femmes. De plus, au-delà de l’information fournie, il y avait un engouement déjà palpable pour ce projet. Les formatrices, les responsables du projet à la FUCID, et toutes les femmes présentes montraient une joie non feinte d’être là, de voir la réalisation effective de ce qui avait été tant rêvé, cette joie étant accrue par la constatation qu’elle est partagée. Il y avait de la motivation au départ et du succès à l’arrivée. 

Ce constat est également applicable aux intervisions, ces rencontres entre marraines, au fil du projet, pour discuter du vécu de la relation nouvellement créée, des interrogations et surprises qu’elle a pu engendrer. Au-delà de la relation en tant que telle, sur laquelle je reviendrai plus bas, la thématique de l’interculturalité fut souvent abordée lors de ces intervisions. Comment appréhender des rencontres de cultures variées, sans essentialiser ? Comment essayer de comprendre la réalité vécue d’une personne en y incluant ses composantes culturelles sans l’y réduire ? Le cœur du projet est de mettre des personnes, des femmes, en relation, aussi simple et pourtant complexe cela puisse être. Comment, une fois dans la situation, face à cette personne, réelle et importante en et pour elle-même, intégrer ce qui a été vu lors des informations tout en s’en détachant pour laisser la place à la spontanéité nécessaire à toute relation d’amitié naissante ? Les différents vécus des marraines ont pu nourrir les réflexions, chaque relation étant unique mais partageable.

Les échanges ont toujours été bienveillants, même quand ils poussaient à une réflexion sur des pensées ou des attitudes susceptibles d’engendrer des situations de mépris culturel et de domination. En effet, les témoignages amenaient à discuter de situations particulières, dont celle, par exemple, où une marraine a reçu chez elle, dans sa famille, une femme du centre avec sa famille. De nombreuses questions et discussions étaient alors nées, lors de cette soirée, autour de l’aide qu’apportait le mari de la marraine à la cuisine et à la tenue de la maison en général. A partir de cette histoire, des échanges sur les risques d’essentialisation culturelle sont nés. Il était en effet important de mettre en lumière les affirmations, potentiellement discriminantes, du style « ça ne se passe pas comme ça dans leur culture, les hommes n’aident pas à la maison ». Les composantes culturelles, et les différences qui en découlent, présentes inévitablement dans la relation qui se créait, ne devaient pas masquer le fait que cette relation est principalement et avant tout interpersonnelle. Il s’agit de femmes et de familles qui se rencontrent et partagent une partie de leur quotidien. Quand des différences se manifestent, il est nécessaire de préciser que leurs causes peuvent être multiples, et non uniquement culturelle. Les risques de ne considérer que la deuxième hypothèse se trouvant alors dans la hiérarchisation normative des cultures, l’une partageant le travail domestique et l’autre non, par exemple. Il existe en effet beaucoup de situations, dans des cultures occidentales, où le travail domestique repose entièrement sur les épaules des femmes et où la discrimination genrée est très présente. Les injustices de genres ne sont pas l’apanage d’une culture particulière. Cette situation, très concrète, a été l’occasion de ces réflexions et leur réception dans le groupe se révélait positive. Tout le monde avait à apprendre et venait pour cela. La participation aux intervisions et séances d’information était cependant variable et, comme pour tout investissement bénévole, tout le monde ne peut s’y dédier pleinement.

3. La relation en tandem – le « marrainage » proprement dit

Il s’agit du cœur du projet et du lieu où se rencontrent les espoirs les plus fous et les déceptions les plus grandes. La relation proprement dite, le tandem, constitue la réalité où la théorie ne peut être qu’une aide passagère. Se retrouver face à une jeune femme, yeux dans les yeux, dans l’espoir de créer une relation ayant du sens fut plus difficile que je ne le pensais. 

Il y eut tout d’abord des difficultés techniques : nous devions communiquer en anglais, langue qui n’est maternelle pour aucune de nous deux. Les premières discussions ne comportaient donc que très peu d’informations, même si elles furent très cordiales et joyeuses. Nous nous sommes rencontrées plusieurs fois, avec le groupe ou juste à deux, et avons eu l’occasion de discuter de tout et de rien, de nos familles, de nos plats préférés et de petites choses du quotidien. Nous avons assez peu dépassé ce stade-là. D’autres tandems sont allés bien plus loin, ont partagé des histoires et des tranches de vie. Nous n’y sommes pas – encore ? – parvenues. Un autre aspect, encore plus bassement technique, a considérablement ralenti l’avancée de la relation : les moyens de transports pour se rencontrer. N’ayant pas de voiture, nous ne pouvions pas nous voir quand nous le voulions, et la moindre rencontre a demandé une organisation assez importante. Les espoirs d’une relation d’amitié – au moins naissante – furent finalement déçus. L’organisation pratique fut plus complexe qu’envisagée, et cela a porté un coup à la motivation.

Au-delà du point de vue pratique, il y a quelque chose de propre à cette relation qui la rend unique et difficile : l’inscription dans un projet dont elle est le but principal. L’idée est de mettre en lien des personnes, purement et simplement. Il n’y a pas d’autres projets que celui-là, simple et pourtant fou. On exige de l’amitié qu’elle soit spontanée, vraie, honnête et sans calcul. Ce projet a pour ambition et visée l’amitié. Est-ce possible ? Y a-t-il toujours une place pour la spontanéité dans ce cadre-là ? Pour certaines, oui, et les barrières de la gêne, du sentiment de construction et de facticité sont très vite tombées. Pour ma part, les difficultés pratiques m’ont souvent empêchée d’atteindre ce niveau. De plus, les questions liées aux difficultés de la situation dans laquelle se trouvait la résidente avec laquelle j’étais en tandem ne cessaient de revenir, au moins partiellement, dans mon esprit. Cela, en plus des obstacles pratiques, a rendu la situation complexe, là où la facilité devait être de mise. Construire une relation, même embryonnaire, nécessite des conditions de liberté et d’insouciance difficilement compatibles avec le contexte du tandem dans lequel je m’inscrivais. J’étais là pour « me faire une amie » qui pourrait avoir besoin de cette relation, d’un besoin purement humain, pas forcément matériel ou administratif – il était d’ailleurs bien clair que nous n’avions aucune responsabilité de ce côté-là – et cette situation nouvelle, surprenante et pour laquelle je n’avais pas d’assise théorique m’a quelque peu perturbée. Cela, ajouté à l’impression d’une nécessité d’action, de se forcer à ne pas trop réfléchir pour faire exister la relation, a rendu la relation complexe, mais au final plus qu’enrichissante.

Il a en effet été possible, très peu, mais c’est arrivé, de dépasser ces réflexions et de les inscrire dans la pratique de la relation et, grâce à cela, d’en construire une, encore frêle mais naissante. Ne pas se laisser étouffer par les réflexions d’un méta-niveau par rapport à la situation fut assez laborieux pour la philosophe que je suis, mais cette bataille et le lâcher-prise, nécessaire, qui a suivi m’a permis d’être là, ce qui, en fait, était l’humble finalité du projet.

Conclusion

Ces presque huit mois d’investissement, assez inégal, dans le projet « marrainage » ont été le lieu de nombreuses expériences concrètes, pensées, discussions et vécus. Seule et avec d’autres femmes, j’ai eu l’occasion de vivre des situations encore inédites pour moi. Des difficultés inattendues, mais inhérentes à une relation consciemment construite, qui plus est interculturelle, sont apparues et ont pu être l’occasion de ces quelques réflexions sur l’unicité de toute relation, pouvant s’inscrire dans un contexte très particulier, mais ne s’y réduisant jamais. Le projet, par ses espoirs et ses obstacles, fut incontestablement enrichissant. Dans ce type d’engagement, ce que l’on peut retenir, c’est que le caractère interpersonnel de la relation est primordial, et ce grâce et malgré nos situations. Nous venons avec notre culture qui façonne qui nous sommes sans nous déterminer entièrement. Des expériences interculturelles comme celle du marrainage permettent la mise en lumière de la primauté de la personne, qui d’une façon ou d’une autre se présente aussi dans les contextes, moins interrogés et plus flous, de nos vies quotidiennes. La rencontre interpersonnelle est une richesse incontestable et un moteur certain de l’engagement.

L'analyse en PDF

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