Cyberharceleurs : ces militants réactionnaires qui ne disent pas leur nom

Alix Buron
Chargée de projets à la FUCID

Ce sont des commentaires malveillants en dessous des publications Instagram ou Facebook. Ce sont des demandes de nus ou des dickpicks[1]Photos des parties géniales masculines. envoyées à tout-va dans les messageries privées. Ce sont des raids de quelques personnes ou de milliers lançant leurs insultes, leurs menaces de mort et de viol. Ce sont des diffusions de photos non consenties sur des plateformes comme Telegram, parfois modifiées par intelligence artificielle pour dénuder la personne. Ce sont des tentatives de piratage, des informations personnelles divulguées, jusqu’à l’adresse de résidence. Le cyberharcèlement[2]Défini par Amnesty International comme « un acte agressif, intentionnel, commis par une personne ou un groupe, au moyen de communications électroniques, de façon répétée, à l’encontre d’une victime qui ne peut facilement se défendre seule » (2021). peut prendre toutes ces formes et il est massivement présent sur la toile. Ce qu’il n’est pas, par contre : une série d’anecdotes, juste « un truc d’Internet », des bandes de trolls[3]Personnes qui provoquent (généralement en ligne) afin faire enrager / narguer une personne. qu’il suffit d’ignorer. Le cyberharcèlement a en effet une portée systémique et politique, souvent négligée.

Selon une enquête nationale de l’organisation « Féministes contre le cyberharcèlement », quatre Français·es sur dix ont déjà été victimes de cyberviolence[4]https://www.vscyberh.org/, avec une surreprésentation des 18-24 ans (87%), des personnes LGBTQIA+ (85%), des personnes racisées (71%) et des jeunes femmes (65%) parmi les victimes[5]L’enquête ayant également rapporté que des hommes sont responsables de cyberviolence dans 74% des cas, nous parlerons par défaut au masculin pour les agresseurs.. Ainsi, les personnes les plus ciblées sont aussi les plus discriminées dans la société : les femmes noires, par exemple, ont 8 fois plus de risques que les femmes blanches d’avoir une interaction violente en ligne (Grenier, 2024). Un phénomène notamment mis en lumière par le mouvement #AntiHSM (pour anti-harcèlement sexuel misogyne et misogynoir) fin août 2024, lancé par un collectif après un énième cas de cyberharcèlement envers l’une de ses fondatrices et dont le hashtag a récolté plus de 10 000 témoignages en quelques jours (Idem).

Les personnes défendant des droits humains ou des valeurs progressistes sont elles aussi des cibles privilégiées. L’organisation Amnesty International, qui a mené une enquête dans 59 pays, a ainsi révélé que trois jeunes militant·e·s sur cinq sont victimes de harcèlement en ligne pour avoir publié des contenus sur les droits humains (2024). En Belgique, c’est une enquête de l’Institut fédéral des droits humains qui a montré que plus de la moitié des organisations de défense des droits humains a subi des intimidations, agressions et pressions hors et en ligne (Vangulick, 2023). Dans ces deux cas, au-delà de leurs messages politiques, ce sont les identités des personnes qui sont particulièrement visées dans les messages de haine : leur sexe, leur identité de genre, leur ethnie ou leur religion.

Un continuum de violence

Parce que les principales victimes de cyberharcèlement sont déjà les personnes les plus discriminées dans la société, parce que la violence en ligne s’accompagne bien souvent de violence hors ligne[6]Un tiers des personnes interrogées par Amnesty ont été confrontées à des formes de harcèlement hors ligne - plus de deux tiers dans l’enquête de Féministes contre le cyberharcèlement. Les personnes homosexuelles sont particulièrement visées et peuvent être victimes de guet-apens … Continuer de lire, parce que les apparitions publiques de militant·e·s entraînent mathématiquement un pic de cyberharcèlement, Laure Salmona (co-autrice de l’ouvrage «  Politiser les cyberviolences » avec Ketsia Mutombo), refuse d’emblée l’idée que le cyberharcèlement est un phénomène cantonné à la sphère numérique : « Bien que la dématérialisation des relations permette de ravaler plus facilement l’autre au rang d’objet, c’est l’adhésion à des idéologies qui classent et qui hiérarchisent les êtres humains qui le permet davantage. Ces violences s’enracinent donc dans un terreau social qui préexiste aux outils numériques. Le hors ligne et le en ligne s’entrelacent et viennent former un continuum de violence et de discrimination. » (2024)

Ces violences ont des conséquences tout aussi graves que celles causées par le harcèlement subi « dans la vie réelle », entraînant de réelles souffrances chez les personnes ciblées. Ainsi, l’enquête de Féministes contre le cyberharcèlement rapporte que la majorité des victimes souffrent, suite aux cyberviolences, d’hypervigilance[7]État d’alerte permanent envers de possibles menaces, jusqu’à occulter tout le reste., de troubles anxieux et dépressifs et d’insomnies. 14% des victimes ont déclaré avoir tenté de se suicider.

Pour les activistes, les cyberviolences peuvent aussi mener à l’autocensure[8]Pour un tiers des militant·e·s interrogé·e·s par Amnesty International., voire à l’arrêt total de leur activité en ligne. Les journalistes sont elles aussi particulièrement visées : 73% des femmes journalistes ont été victimes de cyberviolence dans le cadre de leur métier, selon une étude menée par l’Unesco, majoritairement quand elles parlent de questions d’égalité ou de politique (Ueda, 2023). Ce qui peut faire renoncer de nombreuses personnes à s’engager dans ce type de carrière. De même, la violence en ligne est l’un des freins principaux dissuadant les femmes de se lancer en politique, les académiques et chercheuses de répondre à des demandes d’interview (Idem), bref, de participer à la vie publique.

Et ces personnes, souvent, se retrouvent dans une grande solitude face à leur cyberharcèlement : leur expérience peut être banalisée, et les harcelées culpabilisées pour les violences subies. La journaliste Florence Hainaut, qui a notamment réalisé un document sur le cyberharcèlement avec Myriam Leroy, intitulé « #salepute », s’en agace : « Les premières réponses de la société sur des affaires de cyberviolences misogynes c’est : ‘‘Pourquoi t’as posté cette photo ?’’, ‘‘Pourquoi tu donnes toujours ton avis sur tout ?’’ (…) On questionne beaucoup plus rarement les motivations et les actes de l’agresseur que ceux de la victime (…). 69% des victimes de diffusion de contenu intime non consenti sont blâmées par leur entourage ou des professionnel·les. Donc forcément, elles se taisent. » (Idem)

Florence Hainaut elle-même s’est sentie abandonnée par son entourage face au cyberharcèlement : « J’avais juste des gens autour de moi qui me disaient : ‘‘Fais pas attention, c’est des trolls, regarde pas’’ ». Et quand s’y ajoutent les préjugés racistes, c’est la double peine. La journaliste et défenseuse des droits humains Rokhaya Diallo a ainsi témoigné sur son cyberharcèlement au micro du podcast « Folie douce » : « La souffrance des femmes noires est invisible, on apparaît toujours comme des personnes à qui on peut tout faire sans que ça n’émeuve quiconque. J’ai été cyberharcelée par une personne publique au vu et au su de tous pendant des années, c’est-à-dire que c’est documenté, c’est chiffré, etc. et à aucun moment on ne m’a demandé comment j’allais. » (Bastide, 2024) Rokhaya Diallo a en effet subi des attaques d’une ampleur telle qu’elles ont soulevé l’inquiétude de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains à l’ONU, Mary Lawlor[9]Sa communication officielle est à retrouver ici : https://srdefenders.org/france-harcelement-et-diffamation-a-lencontre-de-la-journaliste-et-defenseuse-des-droits-humains-rokhaya-diallo-communication-conjointe/. La raison de cet acharnement ? Pour Rokhaya Diallo : le fait qu’elle soit une femme musulmane et noire avec une large plateforme publique. « Je suis dans un endroit où je ne suis pas censée être et les personnes qui m’agressent ne supportent pas ma présence », explique-t-elle. « Normalement, une personne comme moi est à leur service et dépend d’eux. »

La règle de l’impunité

Bien que les cyberviolences attentent à de nombreux droits fondamentaux, comme le droit au respect de la dignité humaine, à la vie privée ou à la liberté d’expression – et qu’il existe en outre plusieurs normes juridiques qui condamnent spécifiquement les violences commises en ligne – force est de constater qu’elles sont actuellement très peu punies.

Outre le fait que beaucoup de victimes ne savent pas comment réagir, vers qui se tourner, voire se sentent coupables de leur propre victimisation, pour celles qui tentent de se battre contre leurs agresseurs, la bataille est souvent perdue d’avance. Ainsi, pour celles qui se sont rendues à la police française, un tiers se sont vues refuser d’emblée le dépôt de plainte, bien que ce refus soit illégal. Et au total, les poursuites judiciaires n’ont lieu que dans 3% des cas (Féministes contre le cyberharcèlement). La journaliste, femme politique et militante féministe et LGBT Alice Coffin témoigne ainsi des milliers de tweets insultants ou menaçants qu’elle a pu recevoir et des dizaines de dépôts de plaintes, pour une unique condamnation… de 300 euros (Olité, 2022). On parle pourtant ici d’une femme qui a subi des menaces si sérieuses que son logement a déjà dû être mis sous surveillance.

Les plateformes, de leur côté, bénéficient d’un régime de responsabilité limitée et peuvent donc se contenter de supprimer les contenus illégaux lorsqu’ils sont signalés. Cependant, dans les faits, ces retraits sont souvent difficiles à obtenir : il faut dire que « la polarisation de nos sociétés fait partie [de leur] business model », témoigne Tristan Harris, ex-ingénieur chez Google (cité par Corroy et Jehel, 2019). En effet, les contenus haineux et choquants sont ceux qui provoquent le plus d’engagement, et donc de revenus publicitaires pour ces plateformes. Une étude a par exemple montré que chaque terme d’outrage moral ajouté à un tweet augmente le taux de retweets de 17% (idem). Pas de quoi motiver les plateformes à modérer plus sérieusement des contenus potentiellement viraux.

L’espace numérique a largement été investi par les milieux conservateurs et/ou d’extrême droite, qui y ont normalisé la violence en ligne et l’ont employée pour museler les activistes des droits humains.

De plus, « les plateformes disposent de toutes les informations nécessaires pour remonter à l’identité des utilisateurs », grince Florence Hainaut. « C’est juste qu’elles collaborent très peu avec la justice. Et force est de constater que la justice leur demande assez peu de comptes. » (Udea, 2023)

Biais inégalitaires et stratégies d’invisibilisation

Comme dans l’espace public, les femmes, et qui plus est les femmes non-blanches et/ou appartenant à la communauté LGBTQIA+, ne se sentent donc pas bienvenues dans l’espace numérique. De fait, il n’est pas pensé pour elles : en Europe, 80% des programmeurs sont des hommes blancs et valides, tandis que la grande majorité des employés, fondateurs et PDG de Twitter, Facebook ou Google sont des hommes blancs (Salmona, 2024). Des « boy’s club » élitistes pas franchement préoccupés par les questions d’égalité. Ainsi, Facebook a été épinglé à de nombreuses reprises pour les biais sexistes et racistes de ses algorithmes et de sa modération. Il a fallu attendre sept ans après la création de Twitter pour qu’il y ait un bouton de signalement des contenus problématiques, et son rachat par le milliardaire Elon Musk en a fait une plateforme réactionnaire par excellence (Maquet et Malice, 2024). Des activistes ont également mis en avant le fait que, sur TikTok, certains profils sont moins mis en avant dans les fils personnalisés, notamment les personnes défendant des contenus politiques ou les personnes non-blanches[10]Pour une analyse complémentaire sur l’engagement en ligne, découvrez notre article : https://www.fucid.be/sengager-sur-tiktok-vraiment/.

En outre, l’espace numérique a largement été investi par les milieux conservateurs et/ou d’extrême droite, qui y ont normalisé la violence en ligne et l’ont employée pour museler les activistes des droits humains, féministes ou antiracistes, ou tout simplement écraser toute personne déviant de la norme masculine, blanche et hétérosexuelle. « L’enjeu étant de construire une vision tronquée et fallacieuse de l’état de l’opinion publique sur les réseaux sociaux afin que des prises de positions minoritaires et extrêmes apparaissent comme communes, majoritaires et sans contradicteurs ni contradictrices », analysent plusieurs associations citoyennes et féministes (Nos voix, nos combats). Ainsi, la moitié des internautes qui ont été témoins de discours de haine, de menaces ou d’insultes sur Internet ont été dissuadé·e·s de prendre part à des débats en ligne, selon le baromètre spécial de 2016 de l’Union européenne.

Politiser les cyberviolences

Chez les cyberharceleurs, il y a tous ceux qui ne se considèrent pas comme des agresseurs : les jokers de la liberté d’expression ou de l’humour sont pour eux l’excuse à toute remarque agressive, raciste ou misogyne, une pique de plus dans un espace numérique déjà violent. Mais il y a aussi tous ceux qui ont un projet politique de réduire au silence toutes celles et ceux qui pourraient remettre en cause l’ordre établi – c’est-à-dire, aussi, leurs privilèges. La cyberviolence est alors un moyen supplémentaire d’opprimer les personnes faisant partie de groupes minorisés, de faire taire ceux et celles qui défendent des convictions politiques progressistes : c’est, finalement, une arme au service des classes dominantes.

Il s’agit donc bien d’un mode d’action politique dans un espace numérique qui est le reflet du monde social, et non pas un monde à part. Si Internet est un moyen important de lutte pour plus de justice et d’égalité, un lieu où les personnes invisibilisées ont pu faire entendre leurs voix, organiser des manifestations ou des révolutions, c’est également un lieu qui reproduit des oppressions et des violences bien réelles. Violences qui sont trop souvent minimisées, comme l’expliquait la journaliste française Salomé Saqué, régulièrement victime de cyberharcèlement suite à ses émissions politiques pour le média Blast : « Ce qui me dérange c’est qu’on a tendance à trouver que ça fait un peu partie du jeu, c’est quelque chose qu’on m’a beaucoup dit, qu’à partir du moment où je m’exposais sur internet, c’est-à-dire que je fais mon métier de journaliste, (…) si je suis victime de harcèlement, si on m’insulte, si on me fait des commentaires sexistes, si on me fait des deepfake[11]Fausses photos ou vidéos très réalistes, réalisées grâce à l’intelligence artificielle. Salomé Saqué a été victime de deepfake porno, c’est-à-dire que des fausses images d’elle nue ont été diffusées., c’est que ‘‘c’est le jeu’’. Ce raisonnement est totalement inadmissible. (…) Ce n’est pas aux femmes seules de gérer ce problème massif de cyberharcèlement, mais en tant que société d’avoir une prise de conscience politique et d’avoir derrière les outils, les mesures qui permettent de lutter structurellement contre ce cyberharcèlement. » (2023)

Et cela commence par cesser de réduire la cyberviolence à des actes individuels, pour une réelle prise en compte de sa dimension politique, systémique et réactionnaire, afin d’espérer un jour construire l’espace numérique féministe et antiraciste de demain.

 

Que faire face au cyberharcèlement ?

Si tu as été victime ou témoin de cyberharcèlement, tu peux retrouver une série de conseils pratiques et juridiques sur le site Internet d’Amnesty International : https://jeunes.amnesty.be/jeunes/informe/notre-blog/article/cyberharcelement

Une chose est sûre : ce n’est pas parce que c’est « en ligne » que cela est négligeable, et ce n’est pas parce que c’est largement présent et impuni sur la toile que c’est normal.

Références

Références
1 Photos des parties géniales masculines.
2 Défini par Amnesty International comme « un acte agressif, intentionnel, commis par une personne ou un groupe, au moyen de communications électroniques, de façon répétée, à l’encontre d’une victime qui ne peut facilement se défendre seule » (2021).
3 Personnes qui provoquent (généralement en ligne) afin faire enrager / narguer une personne.
4 https://www.vscyberh.org/
5 L’enquête ayant également rapporté que des hommes sont responsables de cyberviolence dans 74% des cas, nous parlerons par défaut au masculin pour les agresseurs.
6 Un tiers des personnes interrogées par Amnesty ont été confrontées à des formes de harcèlement hors ligne - plus de deux tiers dans l’enquête de Féministes contre le cyberharcèlement. Les personnes homosexuelles sont particulièrement visées et peuvent être victimes de guet-apens (grâce à des informations récoltées en ligne), rouées de coups voire assassinées.
7 État d’alerte permanent envers de possibles menaces, jusqu’à occulter tout le reste.
8 Pour un tiers des militant·e·s interrogé·e·s par Amnesty International.
9 Sa communication officielle est à retrouver ici : https://srdefenders.org/france-harcelement-et-diffamation-a-lencontre-de-la-journaliste-et-defenseuse-des-droits-humains-rokhaya-diallo-communication-conjointe/
10 Pour une analyse complémentaire sur l’engagement en ligne, découvrez notre article : https://www.fucid.be/sengager-sur-tiktok-vraiment/
11 Fausses photos ou vidéos très réalistes, réalisées grâce à l’intelligence artificielle. Salomé Saqué a été victime de deepfake porno, c’est-à-dire que des fausses images d’elle nue ont été diffusées.

Bibliographie

L'analyse en PDF

L'analyse est disponible en format PDF téléchargeable en cliquant ici.
Cet article est un avant-goût du prochain FOCUS de la FUCID, qui se consacrera à la question des inégalités face aux droits humains (sortie en automne 2024).